La solitude d'un homme-orchestre

Julien Zerbone


« Les divers arts s'instruisent réciproquement et poursuivent les mêmes buts. » Vassily Kandinsky
« Si la proximité fait ressortir la différence, la distance fait ressortir les traits communs. » Arnold Schönberg

S'il est un élément qui a contribué à l'expérimentation et au progrès dans le domaine des arts au 20e siècle, c'est bien la recherche de liens secrets et cependant essentiels entre musique et arts plastiques, entre domaines visuel et sonore, voire la tentative d'établir en une expérience totale et révolutionnaire du monde l'identité de tous les sens, que ce soit sous forme d'émulation ou d'amitié productive. Ainsi le musicien Arnold Schönberg et le peintre Vassily Kandinsky, à la fois jaloux et admiratifs des talents respectifs de l'un et de l'autre, cherchèrent à conférer l'un à sa musique une capacité à exprimer les sentiments, la couleur, l'autre à sa peinture une abstraction, une capacité à exprimer le monde sans avoir recours à l'artifice de la figuration. Entre amitié productive, tentative de dépassement et émulation, les rapports entre musique, cinéma, arts plastiques, danse et théâtre au vingtième siècle ont souvent pris la forme d'un oxymore, l'exigence à l'égard d'une discipline de faire ce qu'elle est par définition incapable de faire, s'engageant cependant dans une réflexion féconde autour de la nature même de cette discipline, de ce médium : comment faire entendre une couleur ? Comment dessiner un sentiment ? Comment peindre une note de musique ? Comment jouer un silence ? Quelle forme conférer à une intensité ?

Concernant l'oeuvre de Bernard Pourrière, la question pourrait être : « Que se passe-t-il, physiquement, lorsqu'un son s'étire ? ». A l'écran, parfois muni d'objets incongrus, l'artiste s'étend, sautille, tape du pied, souffle dans une trompette, bat l'air... A le voir ainsi gesticuler, un peu gauche mais plein d'énergie, on revoit certaines des figures du cinéma burlesque, les Buster Keaton ou Charlie Chaplin, figures d'idiots poétiques plongés dans un monde hostile et absurde, en butte aux affres de la bêtise humaine. Muet, cependant, Bernard Pourrière ne l'est pas totalement : chacun de ses gestes produit un son, un battement, un claquement qui répétés, expriment la nature essentielle de la musique, à savoir sa dimension ondulatoire et rythmique. Tout son n'est autre qu'un battement, une série de pulsations qui se propage dans l'air, dans l'espace et dans le temps, un mouvement comme tout autre, à la différence cependant que seules nos oreilles parviennent à le recevoir. Rendre visible le son, c'est alors, sans doute, montrer l'acte qui lui donne naissance, le ramener à sa dimension gestuelle et temporelle ; devenir ainsi un homme-orchestre, un homme dont le corps et dont les objets environnants deviendraient son propre instrumentum, dont chacun des gestes deviennent musicaux : s'asseoir, essayer des chaussures, se percher sur des machins en bois, taper du pied, toute action n'est plus jugée à son efficacité, à sa beauté, à son objectif, mais bien à sa capacité de produire un son, et par la répétition, une musique. Hauteur, longueur, intensité, chacune des dimensions d'un son peut ainsi être appliquée à un saut en extension, à une caresse sur du bois. L'artiste va plus loin lorsqu'il utilise des capteurs sur son corps dont les données, transmises à un ordinateur, produit un son électronique, traduction sonore de chacun de ses mouvements : ainsi s'achève la mue de l'humain – et du monde alentours – en instrument de musique.

Ce faisant, Bernard Pourrière reprend à son compte la démarche du compositeur américain John Cage, disparu en 1992 et dont l'artiste a repris certaines pièces. Celui-ci avait ainsi pris conscience de cette même nature gestuelle de la musique au cours de sa collaboration avec le danseur et chorégraphe Merce Cunningham, considérant les caractéristiques communes à la danse et à la musique, à savoir la temporalité et l'espace. Tant et si bien qu'il avait décidé de rompre avec la frontalité et la centralité de l'orchestre, qui généralement se trouve dans une fosse, invisible au public, pour au contraire dispatcher les instrumentistes au beau milieu de l'assistance, spatialisant non seulement le son, mais lui conférant une nature visuelle, gestuelle nouvelle. Ainsi à Paris, à l'opéra Garnier, à l'occasion de la création d'Un jour ou deux en 1973, avait-il exigé des interprètes qu'ils tournent à leur gré entre trois orchestres, dirigés chacun par un coordinateur, et qu'ils abandonnent parfois leur instrument pour user d'objets courants comme de boites en carton. Le même Cage avait, en 1952, provoqué un scandale fécond en jouant 4'33 de silence, né de sa prise de conscience de l'inexistence d'un tel phénomène du point de vue physique, de son caractère abstrait du point de vue musical. Dans son travail de compositeur, Cage n'eu de cesse de « réparer » un lien rompu entre domaine musical et « chant du monde », le son exprimant, selon son expression, « l'âme de l'objet ».

Cette matérialité, cette intensité du silence, on la ressent dans le photo-montage Sans titre n°2 de 2011, où l'artiste est comme tenu en l'air par la pression des éléments cependant démontés de haut-parleurs, comme plongé dans une transe, à la manière de ces spirites dont Paris, Londres et Munich faisaient leurs choux gras à la fin du 19e siècle ; et c'est bien la présence d'une âme dans ces instruments qu'il cherche à laisser entendre dans ses Essais préparatoires à des performances sonores, dans ces arrangements proprement burlesques, comme laissés en suspens dans l'attente d'une prochaine utilisation, qui sollicitent l'imagination du spectateur, la même âme sans doute qui soudain anime le réveil qu'un Charlot particulièrement incompétent cherche à réparer dans The Pawn Shop, en 1917. Le monde dans lequel évolue Bernard Pourrière est éminemment matériel, quoiqu'extrêmement poétique, étrange, et l'artiste s'y pose successivement en analyste et en sujet d'expérience, scientifique d'un genre nouveau engagé dans l'analyse de son environnement, des objets, de son corps, des rapports qu'ils entretiennent, à travers les sons qu'ils dégagent. Ainsi se mue-t-il en arpenteur, en topographe qui à la manière d'une chauve-souris, fait rebondir un ballon de basket tandis qu'il circule dans la ville, les yeux rivés au sol, l'oreille attentive au son et au rythme produit par le rebond. Ainsi se mue-t-il en cobaye de ses propres expériences dans des vidéo-performances au cours desquelles il épuise – à tous les sens du terme – des actions simples, qui donnent à voir et à entendre, dans leur impossible répétition, la fatigue, l'attention déclinante, la résistance de l'air, l'essoufflement, tout ce qui fait de chacun de ces instants, de ces sons, de ces gestes quelque chose d'unique.



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