Le plaisir des bifurcations

Didier Arnaudet


Oreille différente, œil neuf,
reste à trouver les ressorts de cette métamorphose.

Robert Pinget


Il se passe quelque chose et quelque chose cherche à s’échapper, se redistribuer selon une autre donne. Des éléments s’associent parce que leur objectif semble être le même mais cet objectif est difficilement identifiable. Des forces s’orientent vers de nouvelles demandes, d’autres territoires où les pleins et les vides alternent sans interruption. Pieds métalliques, haut-parleurs, lecteur cd, câbles, walkmans, casques, ordinateur, caméra, lecteur vidéos, moniteurs, capteurs, tabourets, socles, estrade, tapis, rythmes de respirations, battements de cœur, chants d’oiseaux : jeu de ressemblances, de parallèles et d’échos où chaque repère, au lieu de se boucler sur lui-même, s’ouvre sur ce qui l’entoure. Le monde convoqué par Bernard Pourrière est un monde où tout se tient et tout se fragmente, un monde où des énergies se propagent, gagnant de proche et proche tous les points de l’espace, en sorte que chaque proposition particulière influence l’ensemble, mais que l’ensemble aussi exerce une action sur chaque point déterminé. Il n’est pas uniquement en évolution puisqu’il avance aussi une réaction à cette évolution. La démarche consiste ici à mettre en contact deux phénomènes : l’un se déploie et revendique sa visibilité d’appareillage, l’autre résiste, donc prolifère, se module, se divise au gré des conditions de son émergence, de sa réception et de l’infini désir, des possibilités, des ressources de l’espace. Outils technologiques, dispositifs, actions, séquences sonores, images se confrontent et se conjuguent, se recouvrent et se découvrent. Un ensemble constitué de poussées, de pressions et de résistances n’est possible que parce qu’il existe entre ses composants un équilibre qui permet à ces poussées, ces pressions et ces résistances d’opérer. Cet équilibre, c’est la jonction du corps qui mobilise, enclenche et du corps qui regarde et écoute.

Le corps est ici une question ouverte, mouvante, jamais définie, maintenue sous pression par une succession de reprises qui l’amène pour ainsi dire, au seuil de la rupture. En même temps, elle acquiert par là une énergie qui lui restitue une vitalité que lui aurait fait perdre toute tentative de définition. Car cette question n’est pas donnée une fois pour toutes dans une formulation stéréotypée. Elle progresse en refusant tout cadre définitif, en élargissant son champ d’investigation, se multiplie en se répétant, et s’amplifie au fil des propositions à saisir, à entendre, à actionner. Comme si pour atteindre la matière sensible, il fallait se perdre dans l’enchevêtrement des images, des sons et des gestes qu’elle fait naître, sans prétendre l’organiser autrement qu’à travers cet imaginaire qui la rend perceptible. Bernard Pourrière nous invite à pénétrer dans ce motif du réseau convoqué par la question du corps, à expérimenter ses appels, ses circulations et ses freinages. Car se rendre disponible, s’enfoncer dans ce jeu de contacts, de sensations, de souvenirs et d’inventions, se laisser entraîner par ses recours, ses résonances, voilà bien la bonne manière d’adhérer à lui, de s’en servir mais aussi de l’excéder, d’approcher de ce qu’il cache, de ce foyer de rencontres insoupçonnées. Et à mesure que l’on accepte ses sollicitations, que l’on participe à ses énigmes, l’idée même d’une finalité, d’un terme à atteindre s’efface peu à peu devant le plaisir des embranchements, des arrêts et des bifurcations. Le seul but qui s’impose alors, c’est celui de s’inscrire dans l’ampleur de l’étendue des registres qui s’offre à nous, d’agir sur son grain vivant, de profiter pleinement de l’extrême variété des événements qui s’y produisent.


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