Le corps, véhicule sonore
Alexandre Castant
Dans l’oeuvre de Bernard Pourrière, installations, performances et dessins, photographies et
vidéos ont, à chaque fois, une autonomie plastique : ils constituent les étapes successives, moins
d’une exploration des médiums sonores, que des matériaux et des médiums artistiques par et avec
le son et ses déclinaisons. Dans cette perspective, le travail de Bernard Pourrière sur la couleur,
ou plutôt sur les fragments d’une gamme de monochromes (noir, gris, ivoire, blanc…) qui
constituent régulièrement ses pièces, introduit son expérimentation artistique. Tout comme un
travail sur la ligne (plastique, graphique) qui figure traits et tracés dans l’espace (avec des
agencements et des installations de fils électriques et de câbles, par exemple dans Sans titre, 2013
ou dans Installation 1 préparatoire à une performance sonore, 2014). Or, telle recherche sur la
plasticité expérimente le son : le dessin sonore en sera la première expression… Ainsi de
partitions dessinées ou gestuelles (qui rencontrent, évidemment, l’intérêt de Bernard Pourrière
pour l’oeuvre de Cornelius Cardew), mais aussi numériques (Partitions 23, 24, 25, 26, 2008) qui
donnent à voir le son, avant même sa production et précisément pour le produire, et, ce faisant, en
sont l’expression plastique à l’état de silence.
Du silence des instruments à la musique aléatoire
La forme souvent incongrue des instruments de musique que Bernard Pourrière invente ou
assemble – leur silhouette étrange pourrait-on dire – participe également de cette exploration
graphique dans Sans titre, 2013 (pied à roulette métallique, bois) ou dans Sans titre, 2014 (pied
charleston, cymbales, tiges métalliques). Instruments irréels faits d’enceintes, de percussions ou
d’objets numériques, utopies sonores souvent montées sur des roulettes, et donc possiblement
mobiles, mécaniques déposées dans le vide, et en général silencieuses, cet instrumentarium
imaginaire semble être fait pour être vu et figurer un déclenchement ou une mobilité du son dont
le hasard, des machines, serait le véhicule. Dès lors, entre aléatoire et programmation, ou entre
composition et interaction, Bernard Pourrière a aussi bien réalisé une pièce d’après Musique pour
carillon n° 2 de John Cage (1954) que, en 2010, une installation faite de multiples haut-parleurs,
posés sur des tréteaux de bois, qui évoque un orchestre d’instruments de musique dans le vide, un
concert d’enceintes aléatoires… Éloge ludique du probable et de l’incertain… À cet égard,
l’étrange désordre (précis et très ordonné dans son chaos !) dans lequel ces instruments de
musique trouvent une place épurée, et se déplaceraient si la consigne de se mouvoir leur était
donnée (dans Sono mobile, 2012, des enceintes sont posées sur un chariot), constitue une plateforme
d’attente pour une action sonore en devenir.
Il y a souvent une part de dérèglement dans les performances de Bernard Pourrière. Par exemple,
dans Un tabouret, deux chaises (2014), les gestes qui servent de structure de base (notamment :
souffler dans une trompette en papier, répéter des mouvements anodins…) organisent les
éléments précaires d’une performance qui, allant de plus en plus vite dans la répétition et
l’endurance, devient un jeu sur l’épuisement du processus de départ et son double (qui est
l’aléatoire). Il en va pareillement dans une performance récente en Chine où, mêlé à un public qui
s’entraîne dans un parc, Bernard Pourrière suit leurs exercices physiques dans le rythme jusqu’à
ce que la mécanique de ses propres gestes se dérègle, et que, au milieu de ce même public, il
produise des mouvements si décalés qu’ils en deviennent absurdes.
Contrainte et burlesque – un corps sonore
Mécaniques, automatiques puis déréglés, les gestes sont produits en quelque sorte pour euxmêmes
dans les vidéos de Bernard Pourrière. Tel le vocabulaire éphémère de leur propre
dynamique, ils sont vides de sens apparent et le corps y est souvent mis en difficulté, dans une
contrainte, presque maltraité, contrarié. Ainsi, coincé sous une table ou élaborant une position
impossible, le corps (de l’artiste ? du performeur ? d’un sujet à l’état d’idée ?) produit un
mouvement d’abord minimal qui procède, ensuite, du burlesque. En s’inscrivant dans une
tradition qui traverse alors le cinéma (on songe aux mouvements de Jacques Tati), l’art
contemporain (aux performances de Bruce Nauman) et la chorégraphie (à Silence Must Be ! de
Thierry de Mey), entre mime et signaux, ce corps se fragilise : contrarié mais déterminé, il
devient de plus en plus perdu mais aussi musicien, ou plutôt il véhicule des sons. Dans un paysage
lumineux (Court circuit, 2012), des capteurs sont posés sur le corps de l’artiste qui, sur un tuyau
en plastique, va à l’endroit, à l’envers, puis fait une course à l’endroit, à l’envers… Variations
électromagnétiques et musicales… Car il y a, aussi, un corps sonore quand Bernard Pourrière se
déréalise pour devenir percussion, caisse de résonance, casques ou enceintes dans Écoute à deux
en 2012. Dans cette dernière perspective un rien potache – entre Laurie Anderson (The
Handphone Table, 1978) et Cabines d’écoute de Vincent Epplay – le corps se métamorphose en
conducteur de sons pour, soudain, se réinventer dans l’espace.
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