A propos de quelques identités fluides

  Entretien de Bernard Pourrière avec Fabien Faure, février 2006

« Le mainate a beaucoup de talent pour siffler, pour chanter et pour parler ».
Buffon


F. F. : L’installation Langages, de 2005, que tu présentes dans la galerie du CAIRN, comporte dix cages identiques, montées sur socle. Un mainate occupe l’une d’elles. D’autres sont vides, d’autres encore contiennent des capteurs qui réagissent aux mouvements des spectateurs en activant des bandes sonores, en l’occurrence des extraits de chants d’oiseaux préalablement téléchargés sur Internet. Le mainate possède la faculté d’assimiler des chants d’oiseaux appartenant à d’autres espèces que la sienne – y compris d’espèces vivant habituellement sur d’autres continents. A propos du processus d’acquisition mis en jeu dans cette installation, tu évoques l’idée ouvertement problématique d’interférences au sein d’une “culture animale”. Pourrais-tu développer cette idée qui me semble être au cœur de ton travail ?
B. P. : Je m’intéresse depuis longtemps aux sciences de la nature, et en particulier à l’éthologie animale, qui s’attache au comportement des espèces dans leur milieu d’origine, ou ailleurs. Les recherches conduites en éthologie ont permis de mettre en évidence toutes sortes d’interactions attestant du caractère extraordinairement adaptatif et inventif de la vie animale. Car l’animal invente ses conduites et les adapte à ses besoins. Fort fréquemment, ses conduites sont acquises autant qu’intuitives. L’étude des chants d’oiseaux, par exemple, a mis en évidence des cellules rythmiques, des suites séquentielles, parfois dialoguées, présentant des similitudes avec le langage humain. Les corneilles de Nouvelle-Calédonie confectionnent des outils ; elles modifient intentionnellement des matériaux pour fabriquer de petits hameçons qui leur permettent de capturer des insectes. Chez nombre d’oiseaux, les comportements de groupe présentent une dimension que l’on a pu qualifier de “sociale”. S’agissant d’autres espèces, on sait aujourd’hui que le langage des baleines se transforme régulièrement. Des chercheurs ont découvert qu’il se renouvelle totalement tous les cinq ans, ce qui montre d’étonnantes facultés d’expression et d’innovation de la part du mammifère marin. Certains singes peuvent acquérir près de six cents mots, et savent en saisir les significations nuancées, en fonction de situations précises. Par ailleurs, la réflexion conduite par Dominique Lestel montre que l’éthologie n’est pas seulement une science expérimentale réservée à des spécialistes ; c’est aussi le lieu d’une réflexion philosophique à laquelle certains artistes, dont je fais partie, sont attentifs1.

F. F. : Il me semble que ce qui t’intéresse dans l’idée d’une culture animale, ce n’est pas seulement la compréhension, mais en quelque sorte l’expérience du vivant, par-delà l‘opposition entre nature et culture.
B. P. : Oui, c’est en tout cas ce que je veux explorer dans l’installation Langages, conçue pour Digne. Car si l’homme n’a rien à apporter à l’oiseau s’agissant de son adaptation au monde naturel et à ses lois, j’ai imaginé qu’un oiseau puisse se servir d’un dispositif sonore interactif pour enrichir sa propre “culture d’oiseau”. D’ailleurs, on s’est aperçu que, si nombre d’oiseaux utilisent un cri spécifique – dit “cri d’alarme” – et chantent pour communiquer avec leurs semblables, certains peuvent aussi chanter solitairement, sans autre raison que le plaisir du chant. Significativement, les éthologues parlent à ce sujet de “chant artistique”. De plus, ils ont montré que l’inventivité et la musicalité de ces productions procédaient largement d’emprunts aux chants d’autres espèces, dont des bribes sont intégrées à certaines séquences récurrentes.
C’est ce rapport à l’animal qui m’intéresse, y compris s’agissant d’interactions mettant en jeu l’être humain. Cela dit, je n’ai pas conçu le dispositif intitulé Langages afin de récolter des résultats scientifiques ni a fortiori pour provoquer, concrètement, quelque mutation. Dans sa mise en œuvre, mon travail ne concerne pas la manipulation du vivant – ce qui le distingue radicalement de celui d’Eduardo Kac, pour ne citer qu’un exemple connu. Ce que je fais relève avant tout de la suggestion, cela n’affecte en rien la lisibilité des questions qui m’occupent. Où place-t-on la  frontière entre la vie animale et l’activité technologique ? Quelle différence fait-on entre le vivant et la numérisation du vivant – car, comme tu l’as souligné,  les chants d’oiseaux que j’utilise ne proviennent pas de la forêt mais du net, et sont en cela des “chants artificiels”. Quels seront, désormais, nos cadres de référence ? Si, de toute évidence, nous vivons une mutation, quelles en sont les formes, les effets ? Tous ces problèmes sont en chantier. J’essaie de les mettre en évidence sans quitter le domaine de l’art. De ce point de vue, Langages reflète une situation de suspens.

F. F. : Tes réalisations mettent fréquemment en jeu une sorte de brouillage généralisé, touchant aux identités, aux espèces et, à travers celles-ci, aux définitions et catégories qu’on croyait admises. Tu explores les passages, les glissements, les entrecroisements pour t’attacher à tout ce qui affecte l’intégrité au sein du vivant.
B. P. : Oui. Ma pratique relève du mixage, et renvoie à toutes sortes de mixages et d’entrecroisements, qu’il s’agisse de robotique comme de génétique. On peut aujourd’hui concevoir, et même réaliser des animaux-objets et des objets biologiques. Où tracer les frontières ?

F. F. : Ton installation Langages associe étroitement, comme pour les confondre, l’acquisition et le recyclage “créatif” avec l’enregistrement et la reproduction mécaniques. Il me semble que ton travail concerne moins les animaux et les machines que le devenir-machine de l’animal et le devenir-animal de la machine au sein de la crise identitaire que nous traversons (je reprends tes propres termes).
B. P. : C’est effectivement ce à quoi renvoie ma pratique du mixage. Cette crise identitaire est celle d’un monde découvrant l’hybridation généralisée.

F. F. : L’artiste peut-il voir dans cette crise un vecteur d’imaginaire – et pas seulement une source d’inquiétudes ? En d’autres termes, la perméabilité des frontières constitue-t-elle une chance pour la création contemporaine ?
B. P. : On a souvent souligné, à juste titre, les liens unissant le travail artistique et l’activité scientifique. Il y a indéniablement un imaginaire scientifique et, par ailleurs, les deux pratiques sont projectives : de manière plus ou moins visible, et plus ou moins consciente, on peut y voir se dessiner des modèles pour le futur. Cela dit, mon travail fait également référence à la science-fiction. Il s’est nourri de mes lectures : Philip K. Dick, Isaac Azimov, Pierre Boulle, etc. Mais, là aussi, les frontières se déplacent : la science-fiction est loin d’être aussi fictionnelle qu’on pouvait le penser il y a quelques décennies encore.

F. F. : Peu après Langages, tu as réalisé Langages 1. Tu présentes ces deux productions dans des espaces contigus de la galerie du CAIRN. Pourtant Langages 1 n’est pas une installation mais une vidéo. Quels liens unissent ces deux travaux ?
B. P. : Une pièce en appelle fréquemment une autre. Un mois après avoir conçu l’installation utilisant dix cages, j’ai eu l’idée d’inscrire, dans une vidéo mettant en jeu Internet et l’infographie, la présence d’une main associée à un oiseau mécanique placé à l’intérieur d’une cage. Dans la vidéo, la main paraît déclencher le mouvement de l’oiseau : lorsqu’elle vient à proximité de la cage, l’animal mécanique pivote sur lui-même et, dans certains cas, se met à siffler. La même opération se reproduit régulièrement, la direction des déplacements et des mouvements changeant à chaque nouvelle séquence. Langages 1 me permet d’adapter à un autre médium la proposition mise en œuvre dans Langages. Métaphoriquement, il y est de nouveau question d’interactions entre l’être humain, l’animal et la machine, ces deux derniers constituants étant voulus indiscernables.

F. F. : La main de Langages 1 évoque, et d’une certaine manière signifie l’idée de manipulation. Par-delà la contradiction apparente des termes, sa gestuelle suivie d’effets suggère-t-elle une “manipulation virtuelle” ?
B. P. : Oui, mais pas seulement. Langage 1 porte de nouveau à s’interroger sur les interactions entre l’animal objet, l’animal biologique, la machine et l’être humain. Cette vidéo concerne également le toucher. On sait aujourd’hui fabriquer artificiellement de la peau humaine et, le cas échéant, en faire un objet artistique2 ; d’un autre côté, on pourrait confier dès à présent le journal télévisé à un présentateur virtuel. Tout cela ne va pas sans modifier profondément notre rapport, physique et culturel, à la matière et à la tactilité. De nouvelles propositions artistiques s’inscrivent d’ores et déjà dans cette perspective.
Les images séquentielles de Langages 1 sont montées selon des procédures très proches de celles que j’utilise dans mes déconstructions de chants d’oiseaux. Ici encore, ce sont des capteurs de présence qui déclenchent le son associé aux images défilant en boucle.

F. F. : En 2005, tu as réalisé Pensées esthétiques, une autre installation utilisant également des chants d’oiseaux comme matériau. Comment fonctionne-t-elle ? Est-elle à rapprocher de tes travaux plus directement visuels ?
B. P. : Paradoxalement, cette pièce, qui est essentiellement sonore, met de nouveau en jeu le toucher. Le son y est diffusé assez bas, ce qui oblige le spectateur à se placer au plus près des douze enceintes acoustiques installées à même le mur, en quinconce, câbles et lecteurs au sol laissés apparents. A la différence d’autres propositions utilisant uniquement des chants d’oiseaux, j’ai voulu introduire cette fois la voix humaine, en l’occurrence des extraits radiophoniques d’entretiens consacrés à Pierre Schaeffer – l’un des inventeurs de la musique électro-acoustique. Je n’ai retenu des propos du compositeur que de courtes phrases, des propositions théoriques concernant, par exemple, la courbure de l’espace et la propagation du son. On y entend aussi Schaeffer s’interroger : “qui de l’homme ou de la nature est musicien ?”, dit-il par exemple. Ailleurs, il évoque un autre grand compositeur de sa génération : Olivier Messiaen, qui était aussi ornithologue, et a entrepris la notation des chants d’oiseaux pour introduire ces éléments dans plusieurs de ses compositions.
La structure de Pensées esthétiques procède, comme celle de la plupart de mes réalisations sonores, d’un découpage à partir duquel j’introduis des interférences, des superpositions, des combinaisons et permutations – certaines calculées, d’autres aléatoires –, des altérations phoniques, mélodiques et rythmiques. Ces opérations constituent des équivalents sonores aux constructions et déconstructions visuelles mises en jeu dans mes vidéos. Tous les matériaux que j’utilise – les images comme les sons – proviennent de bases de données disponibles sur Internet. Or, lorsqu’on se sert d’un ordinateur comme je le fais, on découvre rapidement que le travail sur le son et celui sur l’image présentent d’étonnantes similitudes. Il y a des opérations premières autour desquelles tout s’organise : copier, coller, superposer, répéter, inverser, etc. Je ne cherche pas à cacher ces ressemblances, mais au contraire à en tirer parti. J’y trouve des contraintes utiles, parce que productives ; cela me permet de décider de règles du jeu. Cette dimension conceptuelle de mon travail est héritière de l’art conceptuel et minimal qui m’ont toujours profondément intéressé.
Je ne cache pas plus mes sources. Les chants d’oiseaux numérisés et téléchargés comportent des imperfections, et toutes sortes de bruits parasites que je ne gomme pas mais, au contraire, que j’accentue. J’essaie de me les approprier. Les altérations, et surtout l’usage que j’en fais brouillent les limites grâce auxquelles on pourrait distinguer les “productions” des oiseaux et celles des machines. Dans l’installation Langages, la construction des bandes sonores est moins complexe, mais elle contient aussi des imperfections qui seront en quelque sorte soumises à l’écoute et à l’appréciation du mainate. Le hasard intervient là aussi.


F. F. : Tu as évoqué la démarche musicale d’Olivier Messiaen. Doit-on voir dans tes installations utilisant des chants d’oiseaux un hommage ou, plus simplement, une suite, un commentaire, voire un prolongement donné à l’œuvre de l’auteur du Réveil des oiseaux, d’Oiseaux exotiques et de Catalogues d’oiseaux ?
B. P. : Ces installations font ouvertement référence à l’œuvre Messiaen, mais elles n’en constituent sûrement pas un prolongement. Même si je manipule des sons, je ne me situe pas pour autant sur le terrain des musiciens. Certes, la musique contemporaine m’a toujours intéressé. Mon père écoutait du jazz lorsque j’étais gamin ; à vingt ans, la musique dodécaphonique me passionnait ; j’admirais la rigueur des constructions, l’économie des moyens mis en œuvre, le caractère distancié et conceptualisé des compositions. Je connaissais l’œuvre d’Olivier Messiaen bien avant d’engager moi-même un travail sur le son. D’autre part, la musique électro-acoustique des années 50 et 60 – Pierre Henry, Pierre Schaeffer, Bernard Parmegiani – a indubitablement orienté ma démarche. Enfin mon goût pour le hasard, pour les sons trouvés et le bruit est évidemment à rapprocher de la figure incontournable de Cage. Mon travail sur les formes [visuelles] est probablement déterminé, lui aussi, par ma culture musicale. En revanche, les plasticiens utilisant le son m’ont rarement intéressé. Généralement, ils s’en tiennent à des fonds sonores très “techno”, destinés avant tout à accompagner les objets dans l’espace.

F. F. : Chez toi, la nature n’est jamais “originelle”. Elle est à la fois contingente et factice – dans l’un de tes textes, tu évoques à ce propos une “nature de substitution”. Cette nature, qui est résolument humanisée, nous entretient de certaines mutations contemporaines. A quelles recherches scientifiques, à quelles pratiques et technologies t’intéresses-tu plus particulièrement ?
B. P. : Les oppositions classiques entre le monde domestique et le monde naturel, entre l’organique et l’artefact sont en passe de disparaître. J’habite à la campagne. Non loin de chez moi, il y a encore de petits paysans, qui travaillent plus ou moins traditionnellement, mais il y a aussi de grosses exploitations où l’on pratique la culture hors sol. Les serres m’ont toujours fasciné ; on peut y produire le meilleur comme le pire. Certaines sont magnifiques, un peu désuètes et plutôt rassurantes ; d’autres sont des laboratoires inquiétants. La croissance des végétaux y est parfaitement contrôlée ; la vie organique s’y développe, assistée par ordinateur. M’intéressant effectivement à une nature de substitution, je suis particulièrement sensible aux liens, concrets et métaphoriques, que l’on peut établir entre la serre, le laboratoire et l’atelier. Du reste, j’ai moi-même construit une petite serre, en 2000, que j’ai installée à l’intérieur du CEMAGREF (l’Institut de recherche pour l’ingénierie de l’agriculture et de l’environnement). Je souhaitais proposer un lieu de rencontre, qui soit à la fois une “serre d’artiste” et un objet à usage scientifique.
Mais, s’agissant de transgressions et de frontières biologiques déplacées, d’autres aspects sont encore bien plus troublants. A Taiwan récemment, à partir d’un gène prélevé sur des méduses, on a transformé un poisson d’ornement, le “poisson zèbre”, qui est devenu rouge fluorescent. Eduardo Kac a visiblement fait des émules3… Mais le laboratoire qui a réalisé la modification génétique un peu par hasard4 a signé cette fois un accord avec un groupe de distribution. TK-1 – c’est le nom de cette nouvelle espèce – a déjà beaucoup de succès ; c’est une opération très rentable. Certains scientifiques justifient ces pratiques qui, expliquent-ils, leur permettent de financer leurs recherches. L’argument est spécieux. Personne ne sait aujourd’hui comment les végétaux et les animaux génétiquement modifiés vont se comporter dans un avenir proche ou lointain. Nous n’avons ni le recul ni l’expérience suffisante pour gérer de manière responsable ces découvertes qui ne concernent pas des transformations passagères, mais des mutations irréversibles. En d’autres termes, personne ne peut dire quel sera l’impact écologique de telles modifications et métamorphoses ni quelles seront les retombées sur l’environnement de la production massive d’OGM. Qu’en est-il des disséminations incontrôlées et des contaminations d’autres espèces ? TK-1 libère jusqu’à 200 œufs par ponte. Que peut-il se passer lorsqu’un propriétaire lassé et peu scrupuleux le rejette dans un cours d’eau ? Un artiste américain, George Gessert, cultive des fleurs hybrides. Dans l’un de ses projets, il n’hésite pas à semer ses graines hybridées dans des zones classées “sauvages”, aux Etats-Unis. Je trouve ça terrible… Comment peut-on prendre une telle responsabilité ? L’acte artistique a lieu lorsque la création quitte l’atelier – et dans ce cas le laboratoire – pour faire sens ailleurs, dans un autre contexte. Mais à quel prix ? Comme tu le sais, Eduardo Kac n’est pas parvenu à franchir cette barrière : le laboratoire avec lequel il a collaboré lui a refusé l’autorisation d’exposer Alba, son lapin albinos fluorescent. S’il s’agissait pour lui de montrer ce qui se passe derrière les portes de certains labos, son travail me paraît plutôt défendable. Mais son intention était-elle bien celle-la ? En ce qui me concerne, et pour en rester au travail et à la position de l’artiste, la biologie est pour moi un objet réflexif, sûrement pas un médium.


F. F. : On a pu dire que la sensibilité européenne est plutôt pessimiste, tandis que, sur le continent nord-américain, on envisage ces découvertes et ces nouvelles perspectives de manière plus confiante – ou plus naïve, diront certains. Il me semble saisir l’état d’esprit dans lequel tu es toi-même. A-t-tu adopté une position éthique face aux questions que posent les manipulations transgéniques et autres mutations du vivant ? Que penses-tu, par exemple, du risque de choséification et de marchandisation de la vie ?
B. P. : Je n’ai jamais souhaité faire de mon travail un acte explicitement politique. Cela dit, les questions que j’aborde “colorent” ma production, politiquement et éthiquement. Le danger serait pour moi de tomber dans la démonstration, dans la plate dénonciation ou l’illustration. C’est pourquoi je parle souvent de suggestion pour qualifier ce que je fais. Je préfère les questions aux réponses livrées clefs en main. Les pensées définitives n’ont guère d’intérêt. J’ai souvent beaucoup de mal à mettre des mots sur ce que je fais. Le plasticien travaille dans un moment où les choses, les idées ne sont pas arrêtées. Il doit quitter ce qu’il sait pour que tout reste le plus ouvert possible. Il doit lâcher ce qu’il maîtrise, quitte à y revenir plus tard. Cela dit, la manipulation technologique et génétique du vivant, que l’on justifie souvent aujourd’hui, y compris artistiquement, me font fortement réagir. Il s’agit effectivement de choséification et de marchandisation de la vie, pour reprendre le vocabulaire que tu utilises. Je ne vois vraiment pas pourquoi nous devrions admettre les valeurs qu’induisent ces pratiques.

F. F. : Entre l’expérience concrète et la suggestion, entre l’espace qu’on dit “réel” et les réseaux numériques, entre le fait et la métaphore : tes productions peuvent-elles être qualifiées de “biofictions” ?
B. P. : Oui, pourquoi pas… En tout cas, je ne fais pas de “bio-science-fiction” ! Il y a la fiction, certes, et puis aussi la dérision et l’humour ; c’est important. Mes “fouilles d’os sur le net” m’ont donné l’occasion de réaliser toutes sortes de monstres plus ou moins effrayants, ou sympathiques, comme on voudra. Ce sont effectivement des fictions. L’humour et l’ironie y jouent leur rôle. On gagne à rester léger, même face à des réalités troublantes. Pierre Paliard m’a dit un jour : “tu pars à la chasse aux papillons sur Internet” ; effectivement, c’est un peu ça. Ce travail de collecte et d’archivage est déterminant. Il s’y rejoue quelque chose de l’activité scientifique. Mais ce qui m’intéresse avant tout, ce sont les représentations : c’est l’idée de nature telle qu’elle s’exprime, sur Internet en particulier. Cet aspect apparaît très tôt dans mon travail, dès mes premières déconstructions de chants d’oiseaux. C’est peut-être pour cette raison que je vois la musicalité du chant avant de voir l’oiseau lui-même !

F. F. : Tes déconstructions de chants d’oiseaux sont donc des manipulations “à distance”…
B. P. : Oui, c’est un peu ça. Je n’aime pas particulièrement mettre la main à la pâte, même si les manipulations du vivant sont actuellement très en vogue dans le monde artistique. Déjà, lorsque je peignais, aux Beaux-Arts, j’imaginais toutes sortes de subterfuges pour introduire une distance dans mon travail. J’aimais que l’ordinateur décide pour moi. Je ne trouve pas que cette distance soit particulièrement “froide” ; elle nous est désormais familière.

F. F. : Que signifie Thériomorphe, selon le titre que tu donnes à une série d’images numériques découlant de tes “ fouilles d’os sur le net pendant dix jours” ?
B. P. : Thériomorphe est un terme imaginé par des scientifiques et des littéraires, signifiant étymologiquement : “qui prend la forme de bêtes sauvages”. C’est ce retour au “sauvage” à partir d’Internet qui m’a amusé, la collecte se déroulant en temps limité. Thériomorphe est un travail délibérément pauvre dans sa mise en forme. Le résultat est un peu préhistorique. J’utilise un outil très performant, mais à la manière d’un bricoleur du dimanche, et encore… C’est le genre de chose qu’il ne faudrait jamais faire.

* * *


Retour